Alors que les soubresauts économiques se succèdent et que l’équilibre entre vie professionnelle et personnelle devient une nécessité pressante, le monde du travail fait face à une crise profonde. Cherchant des solutions novatrices, la philosophe Gabrielle Halpern a mené une étude inédite au sein des Établissements et Services d’Aide par le Travail (ESAT).
Et si, pour révolutionner fondamentalement l’organisation du travail, il fallait puiser l’inspiration dans ces structures atypiques ? Quelles approches inédites devraient être mises en œuvre ? Que nous enseignent ces ESAT, où travaillent des individus en situation de handicap ? Autant de questions auxquelles des réponses émergent grâce au soutien de l’association ANDICAT et de la Cité de l’Économie et des Métiers de Demain, portée par la Région Occitanie.
Au sein des ESAT étudiés par la philosophe, la culture et les méthodes de travail sont singulières, offrant aux travailleurs une autonomie accrue et une perspective différente sur le temps et les relations humaines. En fin de compte, les employés ressentent que leurs activités ont du sens.
Pour parvenir à ces conclusions, publiées par la Fondation Jean Jaurès, Gabrielle Halpern a rencontré des dirigeants, des employés, des moniteurs d’ateliers et des travailleurs d’ESAT à travers la France, avec l’intention de déplacer notre réflexion : et si le monde du travail « ordinaire » s’inspirait du modèle de travail en milieu « protégé » pour se réinventer ?
Cette recherche a été présentée lors d’une soirée organisée le 30 novembre dans les locaux de la CEMD en Région Occitanie. Aux côtés de la philosophe, Axelle Pruvot, directrice exécutive de l’association Andicat, Laetitia Montanier, directrice de la CEMD, ainsi que Julien Tuffery, PDG des Ateliers Tuffery, et Xavier Héber-Suffrin, directeur de l’ESAT de Castelnau-le-Lez, ont partagé leurs perspectives. Rencontres et réflexions se sont entremêlées.
ESAT : Plus de 1450 Structures en France
C’était à l’époque de la réforme des retraites. Alors que les témoignages sur la pénibilité, le manque de sens et le mal-être au travail se multipliaient, Gabrielle Halpern, philosophe travaillant sur la question de l’hybridation depuis près de 15 ans, découvrait simultanément le milieu protégé et le fonctionnement des ESAT. « J’ai compris qu’il y avait une manière de concevoir le travail, de réfléchir au management ou à l’organisation, qui était intéressante et qui m’a interpellée. À contre-courant de l’ambiance générale, de nombreuses personnes en situation de handicap parlaient de leur bonheur au travail », explique-t-elle à L’ADN.
Les ESAT sont des structures permettant aux personnes en situation de handicap de travailler dans un cadre protégé, recevant un soutien médico-social et éducatif. Actuellement, il en existe plus de 1450 en France, employant environ 120 000 travailleurs en situation de handicap. « Ce sont à la fois des lieux de production économique, mais aussi d’accompagnement de personnes qui ont besoin d’être soutenues dans leur activité », précise Axelle Pruvot, dont l’association accompagne ces établissements.
Le « Protégé » pour Inspirer l’Ordinaire
Qu’est-ce qui, dans le fonctionnement de ces structures, pourrait intéresser le milieu ordinaire ? Quelles sont leurs spécificités ? Pour le découvrir, Gabrielle Halpern a mené une série d’entretiens avec un échantillon représentatif d’ESAT, mis en perspective avec ses propres travaux de recherche. L’étude qui en résulte, un véritable « rapport d’étonnement », débute par la situation d’un directeur d’établissement : « (…) Le travail est un moyen, un outil de l’accompagnement, non une fin en soi. Ce qui est important, c’est la personne, ses compétences, ses souhaits, ses perspectives. »
À une époque où la « grande démission » plane et où 93 % des Français ne se sentent pas engagés dans leur emploi, considérer le travail comme un moyen, une valeur qui « s’articule autour de la personne qui l’exerce » pourrait être la clé pour sortir de la crise de sens à laquelle nous sommes confrontés. « Dans les ESAT que j’ai pu visiter, explique Gabrielle Halpern, il y a un rapport à l’avenir différent eu égard au travailleur. Dans le milieu ordinaire, on est généralement jugé vis-à-vis de son CV, de ses diplômes, et donc, de son passé. Le potentiel passe au second plan (…). Dans les ESAT, c’est le potentiel et l’avenir qui priment. Comment va-t-on former une personne à telle compétence ? Comment va-t-on l’aider à se métamorphoser pour qu’elle puisse se construire un avenir ? »
Ce fonctionnement axé sur la personne et ses besoins se caractérise également par une approche sur-mesure du management. « En milieu protégé, on peut par exemple exercer un métier debout le matin, un autre assis l’après-midi. Il y a un aménagement des temps de travail en fonction des personnes », explique Gabrielle Halpern. Elle cite l’exemple des aidants familiaux qui, dans le milieu ordinaire, pourraient bénéficier de flexibilité dans les horaires et d’un management personnalisé. Un fonctionnement qui devrait être généralisé, du moins encouragé, pour répondre au besoin croissant d’autonomie des travailleurs, notamment qualifiés, mais aussi pour accélérer la parité femme-homme.
Cette approche engendre une autre façon d’envisager son propre travail : Gabrielle Halpern cite l’exemple d’une ouvrière ayant un handicap mental qui a le temps de « relever la tête régulièrement » et de faire son métier à un rythme qui lui convient. Un droit à la lenteur qui donne du sens à ce qu’elle fait chaque jour. « La productivité est une notion extrêmement subjective. Pourquoi accepte-t-on de perdre du temps en réunionite aiguë ou en processus administratifs, alors que l’on n’accepte pas de le faire pour certaines tâches qui, parfois, nécessitent de prendre ce temps ? Il me semble que le choix des allocations des ressources temporelles dans une entreprise ou une organisation en dit beaucoup sur son fonctionnement. Le milieu ordinaire doit beaucoup s’interroger sur cette question », commente la philosophe.
Des Entreprises qui Pensent et Agissent Différemment
Les exemples cités dans l’étude sont nombreux et offrent une plongée fascinante dans l’expertise et le savoir-faire des ESAT, dévoilant l’importance accordée à l’autodétermination dans ce type de structure. Ils fournissent une idée de la manière dont le milieu ordinaire peut s’en inspirer. « Beaucoup d’entreprises sont en proie à une crise de sens, mais font également face à des collaborateurs dont la santé se dégrade de plus en plus avec des diagnostics de fatigue ou de burn-out. On se sent souvent dans une impasse. C’est vraiment une belle respiration de lire cette étude et de faire se croiser les mondes », souligne Laetitia Montanier, directrice de la CEMD.
Faire se croiser les mondes, c’était aussi le sens de la soirée de présentation de l’étude. Julien Tuffery, PDG des Ateliers Tuffery, spécialistes des jeans responsables, est une entreprise du milieu du travail ordinaire. Une manufacture historique que l’entrepreneur et sa femme ont transformée dans ses fonctionnements et les modalités de travail de ses collaborateurs. « Nous sommes 35 personnes dans l’entreprise. On est parfois écrasés par le rouleau compresseur du quotidien et on a peu d’occasions de lever la tête pour voir ce que l’on fait bien. Lire cette étude, c’était aussi mettre des mots sur ce qu’on essaie de théoriser chez nous », explique Julien Tuffery.
Ainsi, l’entreprise propose une formation de plus de deux ans pour dispenser à l’ensemble des salariés un apprentissage de toutes les tâches. « On fait des équilibrages de poste, on forme à l’entièreté des gestes et on fait en sorte de fragmenter les séries. Si on fait 200 jeans dans une journée et qu’on est vingt, on va se répartir dix tâches pour faire en sorte de ne pas rester assis à la même machine plus de dix minutes », continue-t-il. Un ensemble d’efforts qui, certes, nécessitent du temps et des moyens, mais placent l’humain, et donc la réussite de l’entreprise, au cœur des processus. Des propos qui résonnent également avec le directeur de l’ESAT de Castelnau-le-Lez, près de Montpellier. « Quand on est vraiment attentif au bien-être, à l’épanouissement, au développement des compétences de ses équipes, à l’arrivée, on a une performance économique. Ça vaut le coup d’oser », conclut Xavier Héber-Suffrin.
Photographie : ladn.eu